Un réseau de recherche collaborative en SHS pour se positionner en première ligne sur les déchets

Revue TSM : Quelle est l’origine du réseau DVS, sa stratégie, ses orientations, ses principes d’action ?

Claudia Cirelli : Il me semble que plusieurs facteurs convergent. D’une part, le CNRS cherche à structurer un champ d’étude qui, au cours des 10 à 15 dernières années, a connu une forte croissance en termes de production scientifique (articles, ouvrages, thèses, etc.), qui aborde un sujet aujourd’hui particulièrement crucial en raison de ses impacts sanitaires et environnementaux. D’autre part, il existe au sein de la communauté scientifique un mouvement et un besoin de structuration autour de cette thématique, qui est abordée par des perspectives variées. Cela s’inscrit également dans un contexte où les politiques peinent à traiter les causes profondes de ces enjeux. Nous formons une communauté qui se connaît bien et qui collabore depuis plusieurs décennies à travers de projets éditoriaux, de rencontres scientifiques et d’initiatives de recherche. À l’UMR CITERES (Université de Tours), avec ma collègue Bénédicte Florin nous avons lancé dès les années 2010 une plateforme (SUD-Sociétés Urbaines et Déchets https://sud.hypotheses.org/) visant à réunir des collègues français et internationaux, autour de la thématique dans l’objectif de structurer un réseau. Par ailleurs, le projet RHURI (Restes d’humanités : Réseau interdisciplinaire et inter-MSH de recherches en SHS sur les déchets), que nous avons initié  avec Isabelle Hajek, avait pour objectif d’asseoir   un réseau en sciences humaines et sociales autour de la création d’un dictionnaire numérique sur les déchets et les restes, fondé sur les travaux des 38 chercheurs

En parallèle, d’autres initiatives contribuaient à structurer le champ, comme par exemple le séminaire DVO, Deuxième Vie des Objets, initié par Elisabeth Anstett et Nathalie Ortar.

Isabelle Hajek : La volonté d’initier un réseau de chercheurs sur cette thématique est partie du constat que de nombreux chercheurs mobilisés par les travaux sur les déchets dans les SHS observent un manque de visibilité de ces champs inter- et pluridisciplinaires alors même que depuis une quinzaine d’année, cette thématique des déchets en SHS au plan international connait une explosion.

Dans l’espace de recherche anglo-saxon, les domaines des « waste studies », des « discard studies » sont particulièrement développés, avec de nombreuses publications, rencontres, sites Internet dédiés. Il y avait donc un décalage entre la visibilité acquise par les travaux internationaux, souvent en langue anglo-saxonne, et les travaux tout aussi effervescents et riches menés dans l’espace académique français. L’enjeu était donc, non pas d’initier des recherches en SHS sur les déchets qui existent déjà depuis de nombreuses années, mais de structurer et donner de la visibilité à un milieu scientifique foisonnant.

Au début des années 2020, le réseau national des MSH (RnMSH) a lancé des appels blancs pour favoriser des milieux de recherche sur des thématiques émergentes ou pas encore assez structurées. En même temps, les instances du CNRS ont cherché à lancer les réseaux thématiques pluridisciplinaires (RTP), dans lequel s’inscrit le réseau DVS qui vise à formaliser une communauté scientifique qui mette en débat les enjeux sociaux, culturels, politiques, économiques, historiques et territoriaux de production, de collecte, de gestion et de réduction des déchets.

En 2019-2020, en collaboration avec le RnMSH, la Maison Interdisciplinaire des Sciences de l’Homme – Alsace (MISHA), la Maison des Sciences de l’Homme Val de Loire (MSH VDL) et 5 autres MSH (MSH Bretagne, MESH Lille, MSH-Sud-Est Nice, MSH Anges Guépin et MSH Lyon St-Etienne), nous avons saisi l’occasion de porter le projet RHURI (Restes d’HUmanités : Réseau Interdisciplinaire et inter-MSH) pour structurer un réseau d’une cinquantaine de chercheurs en SHS autour d’un projet spécifique qui donne de la pérennité aux études sur les déchets en SHS : la construction d’un dictionnaire numérique, fait par des chercheurs à destination de publics académiques, professionnels, et du grand public. En 2022, le collectif de chercheurs du projet RHURI s’est associé à la création d’un Réseau thématique pluridisciplinaire « Déchets, valeurs, sociétés » qui a vu le jour en janvier 2023 et comprend aujourd’hui plus d’une centaine de chercheurs en SHS. DVS est actuellement piloté par Nathalie Lazaric (UCA – CNRS – GREDEG), avec l’aide de Mathieu Durand (UMR ESO, Le Mans) et de moi-même en directeurs adjoints. Aujourd’hui RHURI est donc devenu l’axe transversal du réseau thématique DVS dans le cadre duquel prend place ce projet de dictionnaire numérique.

Revue TSM : Pour quelles raisons a-t-on besoin de mobiliser des connaissances multidisciplinaires dans le domaine des déchets ? 

C.C : Le domaine des déchets repose sur la convergence de multiples savoirs, rendant essentielle une approche multidisciplinaire pour en appréhender les divers aspects. Sur le plan technique, il s’agit d’étudier la composition chimique des déchets, d’identifier les polluants, de concevoir des matériaux recyclables ou biodégradables, d’évaluer le potentiel de réutilisation des matériaux issus des déchets et d’explorer les options de traitement disponibles. Les dimensions environnementales et sanitaires, quant à elles, impliquent de comprendre le comportement des matériaux dans l’environnement (comme la dispersion des microplastiques), leurs impacts sur les habitats naturels et les chaînes alimentaires, ainsi que les effets des substances dangereuses sur la santé humaine et animale, ou encore la propagation de maladies liées aux déchets.

Les aspects anthropologiques, politiques, sociologiques et spatiaux jouent également un rôle crucial. Il s’agit de saisir les relations des sociétés et des individus avec la saleté et la propreté, les comportements liés à la production et à la gestion des déchets, et les mécanismes politiques visant une répartition équitable des impacts et bénéfices liés à leur gestion. Cela inclut la prévention des inégalités environnementales, comme l’exposition disproportionnée de certaines populations à la pollution ou aux substances toxiques, et la gestion des conflits engendrés par des installations perçues comme nuisibles. Ces dimensions abordent aussi des enjeux globaux tels que la responsabilité des producteurs, l’exportation de déchets dangereux des pays industrialisés vers le Sud global, et les conditions de travail des populations marginalisées vivant des déchets.

Sur le plan économique, il est essentiel d’évaluer les coûts et bénéfices des méthodes de gestion des déchets, de promouvoir des modèles économiques circulaires basés sur le recyclage et la valorisation, et d’analyser les microéconomies locales liées à la récupération des déchets, souvent intégrées aux marchés mondiaux. Enfin, les aspects juridiques sont tout aussi cruciaux : il s’agit de la conception des réglementations encadrant la gestion des déchets, de fixer des normes de sécurité pour les substances dangereuses, et de promouvoir des directives internationales cohérentes.

Les contributions des historiens et des archéologues apportent également un éclairage précieux, permettant de replacer les dynamiques actuelles dans une perspective historique et de mieux comprendre l’évolution des pratiques et enjeux liés aux déchets.

De la même manière les solutions ne peuvent que prendre en compte ces différentes dimensions.

I.H: Je rajouterai qu’au regard des masses croissantes de déchets, le contexte d’urgence écologique et la prise de conscience du caractère limité des ressources naturelles, incitent –avec et au-delà des modes de gestion et des agencements techniques pour les traiter – à réfléchir sérieusement à une transformation sociétale du rapport aux déchets, tant au niveau des pratiques, des modes de vie, qu’au niveau des représentations sociales de ce qu’est un déchet. Dans cette optique, un point de départ fondamental de la réflexion qu’ont les SHS sur cette thématique est bien de souligner le caractère relatif de la notion même de déchet, et la façon dont elle met aussi en jeu un rapport aux choses et aux biens produits, en particulier dans les sociétés industrialisées et de consommation.

Revue TSM : Après un workshop inaugural en 2023 qui s’est attaché à discuter les problématiques de recherche à développer autour des questions de flux, de territoires et de politiques, vous avez fait le choix d’une thématique plus offensive pour le 2ème workshop puisqu’il s’intitule : Quand les déchets résistent. Pourquoi ?

I.H: L’une des caractéristiques de ce 2ème workshop est qu’on a décidé de s’ouvrir à de nouveaux chercheurs qui répondent à l’appel à communication, et nous avons voulu encourager des communications à plusieurs voix, des mises en dialogue entre collègues de disciplines, approches ou axes différents. Notre souci était de trouver une entrée suffisamment fédérative pour mobiliser les chercheurs travaillant sur la thématique des déchets, et en prise avec la réalité sociale au sens large et matérielle des problèmes que ces derniers posent.

De ce point de vue, l’entrée des résistances s’est rapidement imposée, d’abord, parce que les déchets et leur traitement suscitent des contestations (par exemple aux installations dédiées à leur gestion, ou encore par des publics qui résistent aux injonctions de recyclage). Ils suscitent aussi des luttes, qu’elles soient feutrées, de l’ordre de pratiques quotidiennes, ou inscrites dans des alternatives plus systémiques et communautaires (comme les expérimentations autour de communautés autonomes ou de subsistance). Ensuite, parce que les grands réseaux techniques conçus pour gérer les déchets présentent aussi des caractéristiques de résistance, des forces d’inertie (dites de lock-in) au changement. Enfin, parce que les déchets, y compris par exemple ceux générés par les techniques de recyclage, par exemple le compost urbain, résistent à une neutralisation et une élimination « totale ». Nous nous sommes donc dit que nous alliions réfléchir collectivement à ces multiples déclinaisons de cette résistance que nous avons proposées d’organiser autour de trois axes : les contre-discours et les contre-actions en réponse aux logiques économiques, techniques, institutionnelles ou politiques qui organisent la gestion des déchets (axe 1) ; les forces d’inertie des réseaux techniques, des référentiels de gestion ou des textes (axe 2) ; la résistance des matières elles-mêmes, dont les propriétés sont en capacité de résister aux processus d’élimination ou de recyclage (axe 3).

C.C : Le choix de ce thème s’appuie également sur une problématique particulièrement explorée par des membres du comité organisateur de Tours : celle des conflits autour des déchets, notamment les résistances sociales et politiques, bien qu’elle ne s’y limite pas (cf. également les travaux de I. Hajek). Ce choix permet de donner une « coloration locale » à ce deuxième WS, organisé à Tours. Une fois le thème identifié, il a été élargi pour intégrer d’autres dimensions de la gestion des déchets en lien avec la problématique de la résistance, afin d’offrir une ouverture plus large et de permettre à un public diversifié de se reconnaître dans l’argumentaire. Il s’agit ainsi d’interroger ce qui fait obstacle dans la prise en charge des déchets, qu’il s’agisse des réseaux, des infrastructures, ou encore des propriétés des matières elles-mêmes, comme l’illustre clairement l’argumentaire du programme.

Revue TSM : Comment avez-vous ébauché le programme du workshop, équilibré les thèmes, déterminé les formats d’intervention ?

C.C : Après un appel à proposition de communications le comité d’organisation a fait un travail assez classique de sélection des propositions et organisation de séances sur les trois thématiques qui structurent l’argumentaire. Nous avons veillé à réunir des chercheurs de profils variés, mêlant des collègues confirmés à des doctorantes et doctorants encore en formation, issus de divers pays et institutions. Bien que cet équilibre soit toujours difficile à atteindre parfaitement, nous avons reçu une trentaine de propositions et avons retenu 24 contributions.

I.H : Nous avions également le souci d’interroger ces formes de résistance dans les contextes différents des pays du nord et des pays du sud, compte tenu du constat que les flux de déchets sont aujourd’hui mondialisés et qu’ils impliquent des chaînage d’acteurs des secteurs dits formels et informels. Il s’agissait donc aussi d’équilibrer les perspectives en termes d’aire socio-culturelle, géographique, les types d’acteurs et de pratiques, et les types de déchets investigués.

Revue TSM : Diriez-vous que le degré de connaissance sur le rapport des sociétés aux déchets doit gagner en maturité ? Dans quelle mesure, le «Dictionnaire numérique des Humanités rudologiques et des Restes» peut-il jouer un rôle dans les tous les champs disciplinaires ?

C.C : Le dictionnaire numérique, que nous avons choisi d’appeler « DICODECHETS » préexiste et vient intégrer le réseau DVS comme un axe à part entière en tant qu’un moyen pour structurer le réseau, et un moyen pour développer et faire avancer un champ interdisciplinaire.

Plus que gagner en maturité, le champ est très dynamique et fécond, ouvert à la communauté scientifique internationale qui réfléchit sur les mêmes thèmes (en 2025 au Mans se célébrera la quatrième édition de la conférence internationale Opening the bin qui réunit un réseau de chercheurs en sciences sociales, d’universitaires engagés, d’industriels et d’ONG intéressés par la résolution des problèmes liés aux déchets ), j’ai le sentiment que les résultats de nos recherches doivent gagner en visibilité dans les milieux non académiques et des milieux de la recherche non SHS…

I.H : Le DICODÉCHETS ni vise pas uniquement à avoir une dimension de « diffusion » du chercheur vers les acteurs de terrain mais à améliorer des terrains de recherche qui nous amènent à penser les déchets, en termes de quantification des flux, de spatialisation, d’identification des métabolismes territoriaux, de gestion de proximité, d’analyse de la chaine de valeur et aussi de pratiques professionnelles, de visibilité/invisibilité des travailleurs ou de pratiques et participations habitantes.

Ceci repose sur une compréhension mutuelle entre les disciplines et également sur notre capacité à tisser des relations entre sciences de la société, sciences de la nature, et sciences de l’ingénieur. Nous devons œuvrer pour que les sciences de l’ingénieur aient toute leur place dans notre réseau. En ce sens, cet échange avec TSM  est la première pierre à l’édifice.

Revue TSM : Qui vise précisément le DICODÉCHETS ? Entend-t-il former les acteurs politiques de proximité, les metteurs sur le marché, les citoyens ?  

C.C : Conçu sur le modèle d’un dictionnaire, le format numérique veut en faire un outil interactif et dynamique par la variété des supports utilisés (notices écrites « classiques », images, vidéos, liens vers d’autres ressources disponible en ligne pour un vaste public, animations).  Nous avons la volonté d’en faire aussi un outil pour faire dialoguer des savoirs.

Certes, il est d’abord, pour une partie de son contenu (notices notamment) dirigé vers la communauté scientifique, mais il est aussi fait pour penser les défis posés par le débordement des déchets et leurs effets sur l’environnement. Donc, oui, celui-ci peut être utilisé par les acteurs politiques locaux aussi ; mais également par un.e enseignant.e qui voudrait explorer d’une manière plus approfondie la question des déchets et les enjeux associés avec ses élèves ou un simple usager qui chercherait de réponses qui aillent plus loin…

I.H : À sa façon, le DICODÉCHETS entend constituer une interface sciences/société sur cette thématique des déchets, pour à la fois mettre à disposition des connaissances scientifiques et susciter de nouveaux questionnements, et peut être, de nouvelles façons de faire avec les déchets et les restes.

Propos recueillis par Pascale Meeschaert

 

Je m’abonne à la revue TSM

  • 10 numéros par an, versions papier et web
  • Accès aux articles Magazine et Partage Opérationnel
  • Téléchargement des numéros et des articles en PDF
S'abonner
1 Rédactrice en chef
Astee

Abonnez-vous à la revue TSM